Chapitre 3

 

 

Pendant ma tournée américaine, je ne manquai pas de répéter à qui voulait l’entendre que je correspondais avec un soldat basé à Bagdad qui avait lu tous mes livres. Les journalistes en furent favorablement impressionnés. Le Philadelphia Daily Report titra l’article : « U.S. Army soldier reads Belgian writer Amélie Nothomb ». Je ne savais pas au juste de quelle aura cette information me couronnait, mais l’effet semblait excellent.

De retour à Paris, m’attendait une montagne de courrier, dont deux plis d’Irak :

 

Chère Amélie Nothomb,

 

Merci pour Tokyo Fiancée. Ne soyez pas navrée, le titre est bien. J’adore Sandra Bullock. Je me réjouis de le lire. Vous savez, j’aurai le temps : nous n’allons pas rentrer tout de suite. Le nouveau président a dit que le retrait des troupes prendrait dix-neuf mois. Et comme j’étais le premier arrivé, vous verrez que je serai le dernier parti : c’est l’histoire de ma vie. Mais vous avez raison, Barack Obama est l’homme qu’il faut. J’ai voté pour lui.

 

Sincerely,

Melvin Mapple

Bagdad, le 26/01/2009

 

Chère Amélie Nothomb,

 

J’ai adoré Tokyo Fiancée. J’espère que Sandra Bullock acceptera le rôle, ce serait formidable. Quelle belle histoire ! J’ai pleuré à la fin. Je ne vous demande pas si ça s’est vraiment passé : c’est tellement authentique.

Comment c’était en Amérique ?

Sincerely,

Melvin Mapple

Bagdad, le 7/02/2009

 

Je répondis aussitôt :

 

Cher Melvin Mapple,

 

Je suis si contente que vous ayez aimé mon livre.

Cela s’est très bien passé dans votre beau pays. J’ai parlé de vous partout : regardez cet article du Philadelphia Daily Report. Malheureusement, je ne pouvais pas préciser aux journalistes d’où vous veniez. Je sais si peu qui vous êtes. Si vous y consentez, dites-m’en plus sur vous.

Amicalement,

Amélie Nothomb

Paris, le 16/02/2009

 

Je préférai ne rien commenter sur un hypothétique film avec Sandra Bullock : j’y avais fait allusion comme une blague, ne m’attendant pas à être prise au sérieux. Melvin Mapple risquait d’être déçu s’il découvrait que ce film avait peu de chances d’exister. Il ne faut pas désespérer la Corn Belt.

 

Chère Amélie Nothomb,

 

L’article du Philadelphia Daily Report m’a fait très plaisir. Je l’ai montré aux copains, ils veulent tous vous écrire maintenant. Je leur ai dit que votre tournée américaine était finie et que ça ne vaut plus la peine : tout ce qu’ils veulent, c’est qu’on parle d’eux dans la presse.

Vous voulez que je me présente. J’ai 39 ans : je suis l’un des plus vieux à mon échelon. Je suis entré dans l’armée tard, à 30 ans, parce que je n’avais plus de perspectives d’avenir. Je crevais de faim.

Mes parents se sont rencontrés en 1967, pendant le fameux Summer of Love. Pour eux, mon enrôlement a été une honte. Je leur ai dit qu’en Amérique, quand on crève de faim, il n’y a rien d’autre à faire. « Tu aurais pu venir chez tes vieux, quand même », ont-ils répondu. Moi, j’aurais trouvé honteux d’aller squatter chez mes parents qui vivotent dans la banlieue de Baltimore où ils tiennent une station-service. C’est là que j’ai grandi, je n’avais aucune envie d’y retourner. Baltimore, ce n’est bien que pour le rock. Malheureusement, je n’ai pas de talent pour ça.

Avant mes 30 ans, j’avais des idéaux, des rêves, et j’ai essayé de les atteindre. Je voulais devenir le nouveau Kerouac, mais j’ai eu beau parcourir les routes sous benzédrine, je n’ai pas écrit une ligne valable. Je me suis rempli d’alcool pour devenir le nouveau Bukowski et là, j’ai touché le fond. Bon, j’ai compris que je n’étais pas un écrivain. J’ai tenté la peinture : catastrophe. Le dripping, ce n’est pas aussi facile qu’on croit. J’ai voulu faire l’acteur, ça n’a rien donné non plus. J’ai vécu dans la rue. Je suis content d’avoir connu ça, dormir dehors. Ça m’a beaucoup appris.

En 1999, je me suis enrôlé. J’ai dit à mes parents qu’il n’y avait aucun risque, que la dernière guerre était trop récente. Ma théorie était que la Gulf War de 1991 avait calmé mon pays pour longtemps. L’armée en temps de paix, ça me paraissait cool. Bon, il y avait des choses qui se passaient en Europe de l’Est, en Afrique, il y avait toujours Saddam Hussein en Irak, mais je ne voyais rien d’énorme se profiler à l’horizon. Comme quoi, je n’ai pas de sens politique.

La vie militaire n’avait pas que de bons côtés, je l’ai su tout de suite. Ces exercices, cette discipline, ces hurlements, les horaires, ça ne m’a jamais plu. Enfin, je n’étais plus clochard. C’était important. J’avais compris mes limites : dormir dans le froid et la peur en était une. La faim en était une autre.

À l’armée, on mange. La nourriture est bonne, abondante et gratuite. Le jour de mon enrôlement, j’ai été pesé : 55 kilos pour 1,80 mètre. Je crois qu’ils n’étaient pas dupes quant au motif réel de ma conscription. Je sais que je suis loin d’être le seul à devenir soldat pour cette raison.

Sincerely,

Melvin Mapple

Bagdad, le 21/02/2009

 

Je m’étais fourvoyée avec la Corn Belt : la banlieue de Baltimore, c’était beaucoup plus dur. Baltimore, ce n’était pas pour rien que le cinéaste John Waters, le pape du « Bad Taste », y situait tous ses films. C’était une ville qui avait l’air d’une moche banlieue. Alors la banlieue de Baltimore, j’osais à peine imaginer à quoi cela ressemblait.

Le 11 septembre 2001, le pauvre Melvin Mapple avait dû se rendre compte de son erreur. Non, l’époque n’était pas à la paix. Sa faim allait lui coûter cher.